Comment un sandwich clandestin s’est retrouvé en orbite en 1965.
Le programme Gemini
Dans la course à l’espace engagée contre les Russes et après les premiers vols des capsules Mercury de 1961 à 1963, les américains développèrent un programme intermédiaire destiné à fiabilités les technologies utilisées, ainsi qu’à valider ce qui sera nécessaire à la préparation du futur programme lunaire voulu par le président Kennedy, Apollo.
Le programme Gemini, qui se déclinera de 1964 à 1966 en 10 missions habitées de plus en plus ambitieuses, avait en effet pour objectif de tester l’aptitude des hommes à effectuer des missions de longue durée en orbite (jusqu’à 13 jours pour l’équipage de Gemini VII), ainsi que de mettre en œuvre les concepts de changement de trajectoire et d’orbite (pour les rendez-vous spatiaux), de sorties extra-véhiculaires et enfin de ré-entrée contrôlée dans l’atmosphère, qui seront indispensables lors du programme lunaire.
Une partie des astronautes qui s’envoleront quelques années plus tard vers la lune ont d’ailleurs participé aux vols des missions Gemini.
La nourriture spatiale à l’époque
Durant les premiers vols habités, qui ne duraient tout au plus que quelques heures, les américains et les russes avaient voulu savoir s’il était déjà tout simplement possible d’avaler et de digérer des aliments en l’absence de gravité. Ils avaient adopté le même conditionnement, que ce soit lors des missions Mercury ou du programme Vostok : Des tubes operculés en aluminium, comme des tubes de dentifrice, dont le contenu pouvait être aspiré à travers un embout. La nourriture était sous la forme d’une pâte semi-liquide.
Pour Youri Gagarine, ce fut bœuf et foie, suivi d’une crème au chocolat, et pour John Glenn, bœuf aux légumes puis compote de pomme. Seul Gordon Cooper, lors du dernier vol Mercury pu profiter de nourriture solide conditionnée sous forme de cubes (enrobés de gélatine). Mieux, mais guère plus appétissant.
Le programme Gemini fut plus ambitieux, la capsule disposait d’une source d’eau permettant de réhydrater des aliments contenus dans des poches en polyéthylène. On injectait de l’eau par une extrémité de la poche, on attendait que l’aliment se reconstitue (plus ou moins…), puis on le consommait par l’autre extrémité.
Procédé expérimental, le principe devait être validé lors du premier vol habité de Gemini, Gemini III.
L’équipage de Gemini III
Alain Shepard, étant sujet à un ennui de santé, l’équipage de Gemini III qu’il forme avec Thomas Stafford cède sa place à l’équipage de réserve, Virgil Grissom et Frank Borman. Cependant, Grissom convainc Borman et la NASA de le laisser partir avec John Young, avec qui il s’est lié d’une solide amitié durant l’entrainement.
Virgil ‘Gus’ Grissom
Grissom est membre du premier groupe d’astronautes sélectionné par la NASA pour le programme Mercury. Il est ainsi le second américain à partir dans l’espace pour un vol suborbital à bord de la capsule Liberty Bell 7, le 21 juillet 1961. Il participe activement par la suite à la conception du système de pilotage de la capsule Gemini en représentant les astronautes auprès du concepteur, McDonnell.
Présagé pour être un des premiers hommes sur la lune, il décédera tragiquement en 1967 dans l’incendie de la capsule Apollo 1 lors d’un test de pré-lancement.
John Young
Young fait partie de la seconde promotion d’astronautes de la NASA et, à 34 ans, son premier vol à bord de Gemini III est le début d’une très longue et riche carrière.
En effet, en 42 ans à la NASA, il partira dans l’espace 6 fois sur 2 décennies et marchera sur la lune. Il participera à de nombreux programmes et volera a bord de tous les engins spatiaux américains, Gemini, Apollo, et la navette spatiale,… non pas une fois, mais deux fois !
Il s’envole pour toujours en 2018.
“Vous seriez bien tenté par un petit sandwich, capitaine ?”
Parti le 5 mars 1965 de Cap Canaveral pour un vol de 5 heures, Gemini III a un programme bien rempli. Alors que Gus Grissom est préoccupé par des difficultés de fonctionnement du système d’alignement automatique avec l’horizon terrestre, la capsule pénètre du côté obscure de la terre et Grissom se trouve momentanément sans possibilité d’interagir avec le système. Percevant son inquiétude et profitant de son désœuvrement, John Young dont le programme consistait justement à évaluer l’ingestion d’aliments en apesanteur, tend à son coéquipier… un bon gros sandwich au corned-beef (tranches de viande de bœuf en salaison) qu’il sort de la poche de sa combinaison : “You care for a corned-beef sandwich, skipper?” (Vous seriez bien tenté par un petit sandwich, capitaine ?).
Sur l’instant, le sandwich sorti de la poche de ce flibustier de Young semblait être une option bien plus intéressante que les aliments lyophilisés proposés par la NASA, surtout que, chacun son programme, rien n’était prévu à grignoter pour le pauvre Grissom durant le vol.
Grissom, racontera plus tard que s’il n’avait pas été arnaché dans sons siège, il en serait sans doute tombé d’étonnement en voyant le sandwich. “D’où est-ce qu’il vient”, demanda-t-il ? “Je l’ai apporté avec moi”, répondit simplement Young et il enchaîna : “Voyons voir quel goût il a !”, et l’odeur du corned-beef envahit la cabine alors qu’il le tendait à Grissom.
Grissom en prit une bouchée avec délectation; C’était son sandwich préféré. Mais soudain, des miettes du délicieux pain complet au seigle commencèrent à flotter dans la cabine. Le sandwich n’avait pas été particulièrement conçu pour être adapté à l’apesanteur et Grissom préféra le faire disparaître dans la poche de sa combinaison aussi rapidement qu’il était sorti de celle de Young. Ce vestige de l’histoire spatiale sera malheureusement jeté une fois de retour sur la terre ferme.
Cependant, l’échange n’avait pas échappé aux contrôleurs au sol à Houston. Or il est clair que des miettes grasses flottant librement peuvent causer de nombreux problèmes, à la fois aux équipements électriques ou de ventilation, mais également aux astronautes si elle sont inhalées.
Mais d’où venait le sandwich ?
Même si c’est un métier particulièrement sérieux, certains astronautes sont plus blagueurs que d’autres. Walter ‘Wally’ Schirra, l’un des astronautes sélectionné, comme Grissom, pour le programme Mercury, était de ceux-là. Il avait l’habitude de faire des farces en s’écriant : “je t’ai eu !”.
Lui et les autres astronautes avaient leurs quartiers dans le restaurant Wolfie’s de l’hôtel Ramada Inn de Cocoa Beach, juste en sortie de la base de Cap Canaveral. Un soir, alors qu’il se plaignait auprès du gérant de l’horrible qualité des aliments qui leurs étaient proposés par la NASA durant les missions, ce dernier lui dit qu’il était tout à fait prêt à proposer les services de Wolfie’s à la NASA. Ni une ni deux, Wally Schirra, lui propose d’envoyer discrètement un de ses sandwiches en orbite lors de la prochaine mission Gemini III. Le matin du vol, Schirra passe en douce un sandwich à Young, qui le glisse dans sa combinaison.
En bon pilote d’essai, Schirra avait même vérifié la résistance du sandwich à la poussée subie lors du décollage en lançant un prototype du haut d’une échelle. Ce test particulièrement poussé lui permit de certifier officiellement le sandwich : Apte pour le vol orbital !
Seulement,… il n’avait pas pris en compte les effets de la micro-gravité sur le pain au seigle.
L’entrée de la sandwicherie Wolfie’s du Ramada Inn de Cocoa Beach, au Sud de Cap Canaveral.
Wolfie’s était une chaine tellement populaire dans les années 50-60 en Floride que la compagnie aérienne Northeast Airlines les choisit en 1959 pour le service à bord de son vol Miami-New-York. Un de leurs sandwiches ira beaucoup plus haut, mais la chaîne finira par disparaître dans les années 80 et seul un restaurant subsistera jusqu’en 2008.
Un sandwich à 30 millions de dollar qui déclenche une enquête
La conversation entre les deux astronautes avait été enregistrée et bien sûr, au retour, les miettes sont retrouvées dans l’habitacle. Les astronautes reçurent un blâme officiel, mais sans plus; finalement, la mission s’était passée idéalement bien et tous les objectifs avaient été remplis.
Mais l’affaire du sandwich émietté s’ébruita et ne s’arrêta pas là. Elle alla jusqu’à déclencher une enquête parlementaire diligentée par la Commission des Finances de la Chambre des Représentants. Un des membres du Congrès voulu appeler cette affaire l’affaire du “SandwichGate”, mais comme on n’était qu’en 1965, il se contenta de l’appeler l’affaire du “Sandwich à 30 millions de dollar”.
Les politiciens, préoccupés par la manière dont l’investissement des deniers publics dans le programme spatial aurait pu être compromis paraissaient en effet soudainement très impliqués par les questions de sûreté des vols. Et si les miettes avaient interféré avec un des équipements de la capsule ? Comment des astronautes pouvaient être aussi indisciplinés et prendre le temps de s’amuser en compromettant le vol et ses expériences à ce point ? Puisque les astronautes préféraient manger leur propres aliments, le budget investit par le contribuable américain dans la recherche pour que la NASA élabore une nourriture adaptée à l’espace était-il inutile ?
Plusieurs pontes de la Nasa, dont l’administrateur James Webb furent obligés de témoigner et d’attester que l’épisode du sandwich n’avait eu aucun impact sur la mission. “Nous avons pris des mesures strictes pour éviter que des sandwichs au corned-beef ne se retrouvent dans de futurs vols” déclara même George Mueller, l’administrateur adjoint en charge des vols habités. Bien des années plus tard, dans ses mémoires, John Young se souviendra de cet épisode comme un moment particulièrement comique (ou même cosmique), mais sur le coup, les personnes témoignant pour la NASA ne rigolaient absolument pas.
A partir de ce moment-là, il fut demandé à chaque astronaute un inventaire précis de ce qu’il emmenait avec lui dans l’espace.
Un petit plat pour l’homme, mais un bon déjeuner pour l’humanité
Suite à cet épisode, la NASA comprit à quel point l’alimentation des astronautes était importante, pas uniquement pour ses qualités nutritives, mais également pour la satisfaction qu’elle peut procurer, en particulier dans un espace confiné et loin des siens pour une longue durée.
Le pain fut introduit dans l’alimentation des astronautes sous la forme de tortillas en 1985 grâce à l’astronaute mexicain Rodolfo Neri Vela. Il fallait y penser : La tortilla ne s’émiette pas et est pratique pour contenir ou y étaler toutes sortes d’aliments.
Cependant, encore aujourd’hui, la consommation de pain dans l’espace n’est pas un problème résolu. Mais peut-être le sera-t-il grâce à des recherches issues du Deep Space Food Challenge de la NASA ? :
Quant au sandwich de Gemini III, une réplique est conservé dans de la résine en mémoire de l’incident au Grissom Memorial Museum de Mitchell, Indiana, la ville natale de Gus Grissom.
Comme clin d’œil, en 1981, le premier vol de la navette spatiale Columbia STS-1 emporta dans ses soutes un menu composé de corned-beef (sous forme de cubes). Normal, le commandant de ce vol inaugural n’était autre que… John Young. Sa carrière n’avait visiblement pas souffert de cette affaire.
Si cette anecdote vous a plu, n’hésitez pas à nous le faire savoir en commentaire. Vous précisions historiques sur le vol de Gemini 3 et l’épisode du sandwich au corned-beef sont également les bienvenues !